Le feuilleton de la grève des cheminots du Réseau breton à l’été 1919

Si depuis les années 1980 et l’arrivée du TGV Atlantique en Bretagne, la question du ferroviaire dans la péninsule armoricaine est d’abord traversée par la problématique de la rapidité des liaisons avec Paris, et partant de là avec le reste de la France, il en va tout autrement au sortir de la Première Guerre mondiale. Entre les lignes exploitées par des compagnies privées et le Réseau d’Etat, le maillage territorial ferroviaire est particulièrement dense. En Bretagne Nord, par exemple, la ligne principale Paris-Brest est complétée par un réseau secondaire important, quasi exclusivement en voie métrique. Guingamp, Carhaix ou Morlaix sont alors de véritables nœuds ferroviaires qui permettent de desservir les zones rurales du Centre-Bretagne (Rostrenen, Saint-Nicolas-du-Pélem, Quintin, Gourin… ), mais aussi littorales (Roscoff, Lannion, Pleubian, Paimpol, Plouha). C’est pourquoi, le 22 juillet 1919, jou où une grève des cheminots éclate sur le Réseau breton, marque le début dans la presse régionale d’un véritable feuilleton, récité qui révèle une étonnante permanence des discours.

Carte postale. Collection particulière.

Pour couvrir les événements, le grand quotidien breton, L’Ouest-Eclair, détache un « envoyé spécial » à Guingamp. Le 23 juillet, au lendemain du déclenchement de la grève, les employés grévistes exposent leurs revendications1 :

« Il nous est matériellement impossible de vivre, nous et nos familles […] avec les émoluments qui nous sont alloués. Nous débutons à 1 000 francs. Est-il possible avec ce traitement de nous en tirer avec les prix qui sont demandés aujourd’hui pour chaque chose ? »

Ces employés demandent à ce que leurs salaires soient indexés sur l’échelle des salaires des cheminots du « chemin de fer d’Etat ». Dans l’article, aucune information n’est apportée sur les conditions de travail des cheminots, qui justifieraient cette augmentation salariale.

Au contraire, face à ces revendications ouvrières, le quotidien breton laisse une large place aux conséquences de ce mouvement de « grève déplorable » : « cet arrêt du trafic jette une perturbation générale dans toute la région desservie par les lignes du réseau économique ». Ou encore  « en gare de Guingamp […] tout le côté des voies occupé par le Réseau breton ordinairement si actif et si mouvementé semble presque abandonné et délaissé ». De surcroît, cette grève perturbe la saison touristique : « un nombre considérable de familles arrivées de Paris et de la province [en gare de Guingamp] se sont trouvées dans un réel embarras ». On ne parle pas alors de « prise en otage des usagers », mais c’est tout comme : « nous devons la vérité de dire que depuis 24 heures nombreuses ont été les plaintes et les récriminations du public à l’adresse du personnel ». Et le fait que la grève éclate le premier été après la fin de la Grande Guerre la rendrait encore plus insupportable :

« Ce n’est guère le moment de prendre pareille décision […] Ce n’est pas à l’instant où la vie d’avant-guerre reprend son cours normal, pour porter aussi grave atteinte aux intérêts économiques de toute une région. »

Face à ce mouvement social, la direction de la compagnie ferroviaire pointe les nombreux avantages des cheminots bretons. Si le terme n’est pas avancé, c’est bien au final l’idée de « privilèges » qui est instillée dans l’opinion :

« Les prétentions des employés sont notablement exagérées […] Ils se plaignent d’être trop peu payés : cette plainte n’est pas justifiée quand on considère les nombreuses allocations touchées par les intéressés (vie chère, enfants, vêtements, etc.). »

La direction essaye même de briser le mouvement en isolant les grévistes de leurs collègues. Afin d’amoindrir les perturbations du trafic, la Compagnie affirme en effet savoir compter sur « l’initiative et la bonne volonté des chefs de gare inspecteurs [et] chefs de dépôts » afin d’organiser « un service très réduit aller et retour ». Ce qui ressemble furieusement à une sorte de service minimum avant l’heure.

Dans les jours suivants, le conflit s’enlise. D’autant plus que les grévistes du Réseau breton sont rejoints par ceux du Réseau des Côtes-du-Nord2. L’envoyé spécial de L’Ouest-Eclair continue d’évoquer les « voyageurs en panne » et les « marchandises en souffrance » en gare de Guingamp3, mais aussi de Paimpol où l’on trouve « d’énormes quantités de pomme de terre et de légumes »4. Si aucun chiffre n’est avancé, le quotidien martèle que « la perturbation apportée aux intérêts économiques de la région par le quasi-arrêt des chemins de fer du réseau breton est considérable »5.

Carte postale. Collection particulière.

Le 12 août, le quotidien rennais annonce « la fin des deux conflits » ferroviaires :

« Voilà vingt-deux jours que le trafic des différentes lignes du réseau breton était interrompu. Le public ne verra pas sans un véritable soulagement la cessation [du] conflit. »6

L’honnêteté intellectuelle invite d’ailleurs à reconnaitre que cette grève n’a pas laissé une marque impérissable dans la mémoire du mouvement ouvrier breton, à des années lumières de l’épopée du Joint français ou de la grève des caissières du centre Mamouth à Rennes. Mais il est intéressant, à un siècle de distance, de souligner les invariants rhétoriques dans le traitement d’une grève de cheminots. Comme si  le feuilleton de ces conflits sociaux était devenu au fil du temps un véritable marronnier journalistique.

Thomas PERRONO

 

 

 

 

 

 

1 « La grève des chemins de fer du Réseau breton », L’Ouest-Eclair, 23 juillet 1919, p. 4, en ligne.

2 « La grève du Réseau breton », L’Ouest-Eclair, 29 juillet 1919, p. 3, en ligne.

3  « La grève des chemins de fer du Réseau breton », L’Ouest-Eclair, 24 juillet 1919, p. 3, en ligne.

4  « La grève du Réseau breton », L’Ouest-Eclair, 26 juillet 1919, p. 4, en ligne.

5  « Chez les cheminots du réseau des Côtes-du-Nord », L’Ouest-Eclair, 31 juillet 1919, p. 3, en ligne.

6  « La fin de deux conflits », L’Ouest-Eclair, 12 août 1919, p. 4, en ligne.